Rencontres imaginaires 2
Après moult réflexion, je suis réapparu sur terre dans un bar, lieu idéal où me réincarner dans l’anonymat. Dans un coin obscur, adossé au mur à une petite table ronde, j’ai graduellement pris conscience. Ni le barman, ni les quelques clients ne semblaient avoir remarqué mon apparition. Ou ils faisaient semblant de ne pas avoir remarqué, car j’avais l’impression de les voir sourire dans leur barbe. C’était étrange. Très… Surtout avec le bock de bière fraîche qui attendait à portée de main.
J’ai siroté ma première bière depuis des siècles. Un grand bonheur…
Après un temps passé à me familiariser avec mon nouvel état de conscience – plein de sensations diffuses que je reconnaissais vaguement – j’ai remarqué un grand rectangle, comme suspendu dans le vide au-dessus du comptoir, sans comprendre de quoi il s’agissait. C’était comme un dessin, avec des personnages plein de couleurs, mais en mouvement. Je n’avais jamais vu telle chose. Pour faire court, j’allais savoir bientôt qu’il s’agissait de l’écran géant suspendu au dessus du zinc, où on présentait les nouvelles du jour.
En gros plan, la tête d’un homme.
Précautionneux, incertain de comment sonnerait ma voix si je m’adressais à quelqu’un, je n’osais demander à personne qui il s’agissait. Partant de son image, j’ai fermé les yeux en me demandant si mon pouvoir télépathique était toujours actif.
Il l’était.
Dans une sorte de vapeur qui se dissipait lentement, j’ai reconnu le même homme qu’à l’écran. Il était seul et nu, assis, enveloppé à la taille d’une grande serviette. Il suait, avait chaud, très chaud. Étions-nous dans un bain public ? C’était difficile à dire, pour moi, car je n’avais encore jamais vu de salle de bain privée. Le lieu était assez petit. Très orné. Autour du type, il y avait des tentures de couleur rouge, lourdes, sombres. Un grand bain. Une vanité de marbre. Sur un des murs, un grand miroir où se réfléchissait le baigneur. La lumière tamisée émanait de cierges placés aux bons endroits pour créer un effet dramatique.
J’ai constaté tout de suite que l’homme était préoccupé. Il réfléchissait. Un peu comme moi avant de frapper le mur de l’ennui[1]. Cheveux gris et courts, visage rond, ridé, il avait l’air très vieux. Il était assis sur une banquette de bois, d’allure artisanale, qui jurait avec le luxe du mobilier. Ses épaules et son torse étaient voûtés vers l’avant. Il avait la peau rougie, parsemée de poils blancs. Son ventre, affalé sur ses cuisses, était flasque de peau vieille.
Manifestement, l’homme se souciait peu de son maintien. Tout replié sur lui-même, il n’aurait jamais deviné qu’il était observé. Je me suis vite rendu compte qu’il était au prise avec un dilemme profond, comme en lutte avec une vision, une pensée qu’il réprouvait, qu’il voulait rejeter, mais dont il ne réussissait pas à se défaire. Il ne croyait pas en arriver là, mais il semble bien que sa position devenait inéluctable. Lui qui, n’ayant plus rien à prouver, se préparerait dorénavant à mourir, approchant de cette ultime échéance, il constatait la vanité de sa vie. Grosse comme une pierre approchant à toute vitesse de son œil, il voyait l’erreur fondamentale dans laquelle il s’était fourvoyé tant d’années.
La foi chrétienne était une chimère… Malgré toute sa sagesse, sa science, sa volonté. Malgré la puissance de l’Église, du Vatican, de tous les saints du ciel : Dieu n’existait pas. La science avait raison, faisait foi de tout. Il n’y avait de vrai que la matière. Après son dernier souffle, hormi la mémoire de l’humanité, sa vanité se dissiperait entièrement dans l’éternité. Niet le ciel, les anges, Saint-Pierre, le paradis… Niet la résurection, la rédemption des âmes et toutes ces foutaises.
Ce sentiment l’avait envahi graduellement, depuis quelques années. Il en était maintenant convaincu.
Sublime ironie !
Lorsque ma conscience a réintégré le bar, quand j’ai revu l’écran de télévision, le visage du baigneur noyé dans le doute était toujours là. Dans le bas de l’image, on pouvait lire ceci : « Le pape Benoit XVI a annoncé aujourd’hui qu’il allait démissionner. »
[1] Voir Rencontres imaginaires 1. L’esprit errant.