La crise sanitaire, frein radical aux rassemblements, frappe brutalement les salles de spectacles, les centres culturels et les festivals. Six mois après son ouverture, fort d’un succès indéniable, Le Diamant doit du jour au lendemain retenir son souffle et réfléchir, avec les autres, à la reprise.
Le monde du spectacle vivant est touché en son cœur même, puisque la raison d’être du théâtre, du cirque, de l’opéra ou de la lutte repose sur le rassemblement. Pendant la pandémie, plusieurs initiatives de transmission à distance apparaissent. Le numérique est évidemment très utile, au même titre que le téléphone ou les balcons. Toutefois, comme certains semblent en rêver, il est dangereux de proposer que la diffusion web remplace la fréquentation des théâtres ou des salles de concert. Le numérique fait partie de nos vies, bien sûr, et les arts doivent y trouver une meilleure place. Mais je n’ose pas croire que la pandémie sonnera le glas des rassemblements, ni celui des salles de spectacles. Pendant le confinement, oui. Un « radeau transitoire », comme le dit une lettre ouverte parue ces jours-ci. Les mois requis pour passer à travers.
« Se réinventer », « faire table rase », « revoir le modèle »… Je veux bien, mais avant de militer pour une révolution, ne devrions-nous pas réfléchir d’abord à comment traverser la crise ? Le secteur culturel, si jeune sur nos terres, est en perpétuelle invention. Je vois mal pourquoi il faudrait de plus se réinventer. C’est le propre de l’art et de la plupart des organisations culturelles de s’inventer tous les jours. Imaginez seulement que la prochaine pandémie soit provoquée par un virus informatique, et que tout l’internet soit bousillé pour six mois. Pendant que les spectacles en salle remplaceraient à leur tour le VSD, il serait absurde de réclamer que toutes et tous se mettent à l’art vivant.
Le numérique offre des avantages, mais il tend aussi plusieurs pièges déjà bien visibles avant la pandémie. Puisque la consommation numérique a lieu surtout à la maison, nous voulons vraiment nous isoler davantage ? Le milieu culturel choisirait de pousser un cran plus loin la désincarnation de la société, de nos réseaux physiques, de notre sens du collectif ? Le règne de l’individualisme y gagnerait peut-être, ce qui n’est pas une bonne nouvelle, et le phénomène de la dépendance aux écrans exploserait. De plus, pourquoi céder davantage de nos vies aux GAFAM ? En guise de réponse, je rappellerai simplement ici que le Québec et le Canada, il n’y a pas si longtemps, militaient ouvertement pour préserver notre exception culturelle. Vous croyez sérieusement que les GAFAM veulent préserver notre culture, notre identité ? Autre aspect à considérer, le modèle actuel de diffusion numérique n’aide en rien les artistes à mieux gagner leur vie. Cela semble plutôt être le contraire.
Depuis cinq ans, j’ai dirigé l’ouverture de deux nouveaux espaces culturels de Québec : la Maison de la littérature et Le Diamant. Ces lieux existent parce que chaque mois, des milliers de gens les visitent, y assistent à des spectacles, à des lectures. S’il faut en croire les chantres de la « réingénierie numérique », ces deux projets, et les investissements importants qu’ils ont requis de l’État et de donateurs privés, n’auraient pas été pertinents ? Si les arts vivants doivent se réinventer hors de la scène, ces lieux n’auraient pas dû ouvrir ? Pas question que j’adhère à de tels objectifs, et je n’ai pas le sentiment d’être un has been en affirmant cela.
Aucun écran, même dans un cinéma, ne réussit à remplacer le spectacle vivant. Les comédiennes et comédiens qui jouent une tragédie, un drame ou une comédie nous parlent de la vie, nous emmènent dans leur univers, nous distraient des problèmes du quotidien. Même chose pour les interprètes de la danse ou du cirque qui nous éblouissent par l’expression de leur corps. Le cinéma le fait aussi, vous me direz. Soit… Ce qui distingue les arts vivants, c’est l’échange en temps réel. Le spectateur, qu’il soit solitaire ou en communion avec ses voisins, entre dans une relation symbiotique avec l’artiste. Une respiration lui provient de l’aire de jeu. Il/elle la reçoit, la décode à sa manière, selon son point de vue. En retour, il projette sa réaction vers la scène, et vers le public qui l’entoure. Cette énergie, cette pulsation sont irremplaçables. Pendant la pandémie, je visionne aussi en ligne des opéras et des spectacles de théâtre. Ce faisant, j’ai plus l’impression de m’informer que de vivre ces spectacles. Ce n’est tellement pas la même chose.
Au Québec comme ailleurs, voir un spectacle en salle ou lors d’un festival a d’une certaine manière remplacé la messe hebdomadaire. Les arts de la scène rassemblent le public et les artistes à peu près comme le curé le faisait avec les fidèles. Selon moi, c’est pour le mieux. Car les arts questionnent au lieu d’imposer. Parce que les artistes et le public dialoguent, au contraire des curés qui imposaient les valeurs du Vatican. Parce que les spectacles font souvent avancer la société en provoquant le débat, la discussion, l’empathie, alors que les églises avaient fondamentalement comme objectif de perpétuer le statu quo, notamment l’hégémonie des hommes sur les femmes et les enfants.
Les arts de la scène, comme l’ensemble des arts et de la culture, devraient être vus au Québec et au Canada comme un service public. La connaissance, les sentiments, les émotions tirés des arts valent autant que l’éducation, la santé ou les infrastructures routières. C’est de cela qu’il faut parler, dont il faut poursuivre l’invention. L’art comme service public…
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, en Europe, les théâtres ont été parmi les premiers édifices reconstruits. L’exemple du Teatro alla Scala, à Milan, vient spontanément en mémoire. Un phare pour la ville, pour le pays, vecteur de l’identité et de la société, que la population a voulu retrouver au plus vite. Cela ne va pas à l’encontre de l’ouverture à l’autre ni d’une mondialisation qui serait utile ou poétique. Le local ne va pas sans l’universel. Le spectacle auquel j’assiste m’ouvre à l’autre, m’ouvre le monde, me tire vers lui. Je vais ensuite sur internet me renseigner sur l’autrice ou l’auteur, sur le sujet, sur la compagnie qui produit ce spectacle.
Le moment venu, Le Diamant et les autres salles de spectacles seront là pour accueillir la population. Car je n’ai pas peur de le dire, quitte à passer pour un naïf, nous nous retrouverons ensemble, à moins de deux mètres, dans un théâtre. Ce ne sont pas six ou dix mois d’inactivité qui vont rendre obsolète un rituel si puissant depuis des millénaires. Les arts vivants reviendront à la charge, portant le flambeau unique par lequel ils éclairent la vie collective. Nous relancerons le dialogue si riche entre les artistes et les citoyens pour faire avancer notre monde. Dans quelle direction ? La meilleure possible… Nous le déciderons ensemble, car les arts vivants, entre autres, sont là pour ça.
En attendant de vous retrouver, bon courage !
Bernard Gilbert
Directeur général et de la programmation
Le Diamant
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POURQUOI FAUDRAIT-IL RÉINVENTER LES ARTS DE LA SCÈNE ?
Publié par Bernard Gilbert le 11 mai 2020
https://bernardgilbert.com/2020/05/11/pourquoi-faudrait-il-reinventer-les-arts-de-la-scene/