Questions de ma soeur sur LES SINGES BARIOLÉS

Ton roman pose un regard très dur sur le destin de l’humanité. Les ressources se faisant de plus en plus rares, sans compter les atteintes irrémédiables à l’environnement, la terre serait devenue quasi-inhabitable et le déclin de l’espèce humaine y serait inévitable. Mais le scénario varie selon les régions… La géographe en moi a donc été interpelée.

La géographie tient en effet une grande place dans ton roman. Car s’il ne fait pas de doute que notre monde s’est écroulé, « la vie s’accroche néanmoins » et les conditions dans lesquelles les groupes et les sociétés s’organisent diffèrent selon les régions. Certaines d’entre elles semblent mieux s’en tirer que d’autres. L’état du monde actuel prédispose, j’en conviens, à certaines des inégalités que tu présentes. Mais tu t’es permis néanmoins une certaine latitude pour le projeter dans l’avenir, même lointain.

Le romancier a une grande latitude. Je ne suis pas tenu de dire la vérité. La fiction doit être plausible dans son propre registre. Avec l’anticipation, en écrivant sur le futur, je me donne cette liberté. Je ne suis pas un scientifique. Je veux que mes écrits soient vraisemblables, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient toujours véridiques.

Voici quelques éléments sur lesquels j’aimerais lancer une conversation avec toi :

  1. Pourquoi avoir choisi comme espace de vérité sur le destin de l’humanité, une petite île de l’archipel de Zanzibar dans l’océan Indien. Qu’est-ce qui la prédisposait à devenir le lieu de rencontre entre les singes bariolés et les humains, à travers John Wildon et son épouse Élizabeth, celui de la naissance de la légende qui se transmettra ensuite d’un bout à l’autre de la planète?

Le hasard… J’étais en Côte d’Ivoire, un soir de festival, en 1995 je crois. Une amie a lancé cette idée d’un homme jouant aux échecs avec un singe sur une île de Zanzibar. L’idée m’a hantée au retour de ce voyage. Et j’ai écrit les premiers jets de 3 chapitres. Je n’ai jamais pensé, par la suite, à déplacer le point d’origine de cette histoire.

2. L’Americ s’est effondrée, mais il en est ressorti de nouvelles formes d’organisation sociale, qui forcent l’admiration pour certaines. A Liberty par exemple, où, en 2282, lors du voyage de Manu Dongo, cinq grands mouvements dirigent ce qui subsiste des anciens quartiers, au niveau de la rue tout au moins. Pourquoi avoir épargné dans un premier temps les grandes villes de la côte est, pour les abandonner ensuite en quelque sorte à leur sort, alors qu’au moment du passage de Janis, quelque 200 ans après celui de Manu Dongo, la dégradation semble irréversible? Seules les petites communautés de la côte, qui vivent en autarcie ou presque, s’en tirent, parce qu’elles seraient mieux connectées sur le rythme des saisons, etc. Tu ne nourris donc aucun espoir pour les villes et métropoles, lieu historique premier de rencontre des populations et de création du savoir?

En 2282, Liberty est quand même pas mal déjà déglinguée. À propos des petites communautés sur la côte, je me dis qu’il reste un peu partout des groupes moins atteints. Il y a des poches de résistance, mais elles sont assez petites. Avec les guerres, le rehaussement du niveau des mers, les migrations, sans oublier la pollution… Si le système économique s’effondrait, genre tout le capitalisme, peu importe la raison, c’est probablement les grandes villes qui seraient les plus exposées. Si la population décline de manière significative, les villes deviendront trop grandes… Des quartiers seront abandonnés ? Par ailleurs, la progression du récit et de l’écriture, qui décide des voyages des personnages, influe aussi sur les destinations et sur l’état de ces destinations.

3. Le portrait que tu dresses du Kébek, « nation-État assez solide » est en revanche très positif : métissé tant au plan racial que linguistique, dirigé par une coalition où les femmes occupent une place privilégiée, etc. Le Kébek est le lieu dans lequel Manu Dongo choisit de s’établir plutôt que de retourner dans son Afric natale, ravagée par la sécheresse. Puis, la tragédie : l’hiver perpétuel… quoiqu’il se dissipera bientôt. C’est du Kébek que se fera le lien entre le passé et le présent, via Janis doté d’un pouvoir unique qui lui permettra d’habiter à son tour la légende. Pourquoi avoir fait du Kébek, voire de Kébek et non de Moréal – un peu chauvin, le frère- , un des lieux premiers de ton récit?

Je voulais qu’une portion du récit se déroule ici. Quand Manu Dongo quitte la Tanzanie, je savais qu’il arriverait à Québec après son passage à Liberty. Si j’ai fait de Québec une société plutôt bien, comme tu soulignes, j’imagine que c’est par amour et par espoir pour notre coin du monde. Quant à la ville de Québec, mes trois premiers romans s’y déroule. Il semble bien que le 5e s’y déroulera aussi.

4. En 2705, l’Americ Sur est fermé à toute migration. Le continent vit en isolation, à l’abri d’une frontière maritime qui se situe non loin de l’équateur au-delà de laquelle toute navigation venant d’un Americ Nor dévasté est arrêtée. Jusqu’à ce que Jonas et autres mutins réussissent à briser ce blocus et à rétablir la libre circulation des migrants. Plus un commentaire qu’une question : un beau moment d’humanité, dans ce roman dont la géographie est le plus souvent impitoyable. Et une douce revanche du Sud sur le Nord.

Merci !

5. C’est en Méditerranée que ce qui est devenu le culte des singes bariolés s’est le mieux implanté. Ses têtes dirigeantes sont à Granada. Le reste d’Europa est frappé par les radiations et seules de rares populations ont survécu, telles le peuple de Scandinave. Quoique touché lui aussi par la rareté des ressources, le pourtour de la Méditerranée, dont les populations parlent aujourd’hui (en 2712) une même langue, semble avoir trouvé un certain équilibre. La région agit comme grande gardienne du savoir de l’humanité – les carnets du scientifique John Wildon s’y trouvent. Comme si ce milieu qui a vu naître les grandes civilisations qui ont marqué l’histoire du monde, est celui qui serait le mieux outillé pour accepter son déclin. Intéressant…

Quand j’ai cherché un lieu, une destination pour Janis, au début de son grand voyage, l’Alhambra s’est vite imposé. Je voulais qu’elle fasse le tour du monde. En traversant par l’Atlantique, elle arrivait en Europe. Nous sommes allés à Grenade. Le site de l’Alhambra et ses environs est extraordinaire, à la confluence de deux empires (musulman et catholique). J’y voyais un lieu tout indiqué pour conserver le savoir.

Pour ce qui est de la Méditerranée, je veux bien qu’elle ait « vu naître » un certain nombre de grandes civilisations. Mais pas toutes… Il y a eu de grandes civilisations sur tous les continents. Sur l’influence et la durée, avec l’Égypte ancienne (où va aussi Janis), la Chine bat le record de longévité, du moins dans les civilisations toujours « actives ».

6. Le voyage semble difficile quoique possible au sein de diverses caravanes, quelle que soit l’époque que tu évoques. De fait, il est un protagoniste essentiel du récit que tu nous présentes, parce que c’est par le voyage que circulent Manu Dongo, Janis, et autres messagers de la légende. C’est aussi par le voyage que Janis devient la grande philosophe, auteure de La fin de l’éternité. Ne te permets-tu pas là une certaine entorse à ce que tu professes ailleurs dans le roman, sachant aujourd’hui la forte empreinte écologique des déplacements longue distance? Ou dit autrement, pourquoi cette clémence envers les voyages, le « tourisme », le pèlerinage

Très vite, dans l’écriture de ce roman, j’ai vu le potentiel du voyage. C’est en faisant voyager les personnages que l’on découvre les territoires, l’état du monde à différents endroits. Si je voulais que mon récit couvre un millénaire, il devenait un voyage à la fois dans le temps et dans l’espace. Dans l’histoire et la géographie…

Pas sûr qu’il s’agisse de « clémence envers les voyages », mais plutôt d’une reconnaissance que le voyage va continuer à exister, même s’il continue à dégrader la planète. Les conditions de voyage à l’époque de Janis, dans ma tête, ne sont pas du tout luxueuses. Les caravanes sont de vieux camions, des chars tirés par des bêtes. Souvent, les gens marchent. Il y aura toujours des voyageurs. Je ne suis pas membre d’une secte qui professerait qu’il faut abolir le voyage.

7. Pour terminer, revenons dans la jungle de Zanzibar en l’an 3000, là où Fauvert rencontre Élizabeth, qui a survécu au passage du temps et dont il deviendra en quelque sorte le messager. Il se sent bien dans ce lieu quasi-magique, qui semble protéger ses habitants des vicissitudes du monde. Et se dirige sereinement vers la clairière où mille ans plus tôt, John Wildon avait fait la rencontre des singes bariolés. Il se livrera à ces derniers, attestant ainsi de l’acceptation de l’humanité de ne plus être l’espèce dominante. Élizabeth l’y rejoindra, s’endormant avec lui sur cette île, qui n’est plus que nature. Une fin à la fois tragique et heureuse, dans un lieu qui relève davantage du mythe que de la réalité décrite dans ton récit, alors qu’ailleurs tout s’est effondré. Peux-tu nous en dire un peu plus sur cette fin, qui se vit non seulement hors du temps mais aussi hors de l’espace?

Les premiers chapitres que j’ai écrits, vers 1995, sont maintenant les premier, second et dernier. Le retour sur l’île, pour clore la fable, est là depuis le début. Cette idée est restée, même si le texte a bien sûr évolué considérablement. Je voulais une fin calme. Si le monde que j’annonce a tous les airs d’un désastre, il y a sûrement des avantages à non pas se résigner, mais à accepter que le risque est élevé d’une catastrophe mondiale. Il y a de bonnes chances pour que nous soyons déjà allés trop loin. Mais je n’ai pas écrit une dystopie, qui finirait mal, plutôt un roman d’anticipation. J’aime bien que ça se termine dans la jungle, où tout cela a commencé, caché dans une clairière de légende.

Il devient invivable de vivre constamment indigné par les travers de la civilisation humaine. Reconnaissons les beaux moments. Soyons heureux, tant que c’est possible, tout en dénonçant les incohérences et les injustices de comportements.

Merci ma sœur pour la pertinence de tes questions.

Anne Gilbert, 1e novembre 2021

Bernard Gilbert, 30 novembre 2021

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