Avec quelques collègues, à titre de directeur de production des opéras réalisés par Ex Machina, j’ai appris en juin 2005, de Robert Lepage, que nous allions produire le nouveau Ring (diminutif du titre allemand : Der Ring des Nibelungen) du MET. Six ans et demi plus tard, vendredi 27 janvier 2012, était présentée à New York la première du Crépuscule des dieux, quatrième et dernier volet de cette ambitieux drame musical de Richard Wagner.
Alors que se termine la phase de création, quelques réflexions s’imposent.
L’opéra oblige qu’un groupe important de personnes, ayant des fonctions différentes : musiciens et chanteurs, acrobates et comédiens, chef d’orchestre, metteur en scène, concepteurs de diverses disciplines (décor, costumes, lumière, vidéo), techniciens, costumiers, ingénieurs, accessoiristes, etc. œuvrent vers l’atteinte d’un but commun : livrer l’œuvre dans les meilleures conditions possibles. À elle seule, une représentation du Crépuscule au MET mobilise au moins 400 personnes (fosse, plateau et loges). Et pendant la phase de développement du Ring (2006-2011), plus d’une centaine de professionnels ont consacré une large part de leur temps à ce projet. Des gens d’horizons TRÈS différents, je vous le jure… Je vois là un exemple éloquent de la capacité des humains d’avancer ensemble vers un objectif noble. Nous y sommes arrivés en déployant une énergie remarquable canalisée dans la même direction. Les économistes parleraient de productivité; je préfère les termes d’implication et d’engagement.
La réalisation de ce nouveau Ring a obligé Ex Machina et le MET à travailler de concert. Cela peut sembler simple, mais ne l’était pas au départ. Hormis le fait qu’il s’agit de deux organisations sans but lucratif vouées à la création de spectacles pour la scène, tant de choses nous différenciaient : envergure des deux sociétés, ressources humaines, culture d’entreprise, méthode de travail et de gestion, ville et pays d’élection, niveau de syndicalisation, et encore. Au départ, plusieurs personnes du MET ne comprenaient pas que le nouveau Ring soit confié à des Québécois. Surtout que nous avons exigé, comme toujours chez Ex Machina, un grand contrôle sur le processus de création et de production. Il aura fallu nombre de réunions, des sessions de travail houleuses, de dures négociations, pour finalement trouver, je dirais, un bon rythme de croisière.
À la barre, le fait que Robert Lepage et Peter Gelb, directeur du MET, partagent le goût d’une telle aventure, soient prêts à prendre le risque, a servi de motivation pour les deux équipes. Les collaborateurs de Lepage au sein d’Ex Machina savent que le metteur en scène est exigeant, déterminé, qu’il aime pousser le plus loin possible ses projets, qu’il cherche à défricher de nouveaux territoires. Peter Gelb est du même moule. Avec ces deux leaders, la seule option était d’y aller à fond.
Les relations humaines comptent évidemment pour beaucoup, pour réussir de tels projets. J’éprouve aujourd’hui un réel plaisir à croiser des dizaines de personnes, dans les corridors du MET, où je séjourne très régulièrement depuis 2008, qui me saluent par mon nom. Sans ce respect mutuel, sans la sincérité de cette relation, le résultat n’aurait pas été le même.
Vendredi, à la fin de la première, quand le rideau est tombé sur une représentation presque parfaite; quand la clameur s’est élevée dans la salle; quand j’ai revu une dernière fois, sur le plateau, les visages souriants de tant de collègues, j’ai été ému. Les quelques huées, provenant de nostalgiques de l’opéra conventionnel ou de wagnériens ayant détesté notre travail (l’unanimité n’existe pas dans cet univers), n’ont pas diminué ma satisfaction du devoir accompli.
Dans mon palmarès, L’Anneau du Nibelung figure parmi les œuvres les plus importantes jamais écrites pour la scène en Occident. Travailler sur cette production, dans un tel contexte, aura été un privilège. Depuis 2006, avec mes collègues, nous avons travaillé fort. Très fort… Cela a été dur. Par moment, je doutais même que nous y arriverions. Le Ring traite de ce qu’il y a de mieux et de pire dans l’humanité. Une métaphore puissante des croyances et des sentiments qui animent la société et les êtres qui la composent. Pendant cinq ans, j’ai vécu presque quotidiennement à proximité de cette œuvre majeure. Un rêve devenu réalité…
Nous sommes de l’étoffe dont sont faits nos rêves…, dit Prospero dans La Tempête.