Rencontres imaginaires 1
Après avoir consacré un temps incalculable à la méditation, je m’étais tranquillement mué en un insoluble chaos de questions. J’ai mis du temps à m’en rendre compte, mais je m’étais perdu dans une sorte de mælstrom, brouillard tourmenté d’idées vaines. Tant que j’ai cru avancer dans ma quête, réfléchir sur la nature fondamentale de l’existence m’a procuré une immense satisfaction. Dès lors que cette activité s’est butée à un cul-de-sac, mon univers ne tenait plus. La conclusion s’imposait : il était temps de passer à autre chose. Fallait que je sorte de mon cocon, de mon antre, de mon refuge.
Pour paraphraser un intellectuel habile au cinéma, forme d’art que j’ai découverte sur le tard, le confort mène à l’indifférence, qui elle même se mue – quand plus rien ne parvient à éveiller, ou même à soutenir, notre intérêt – en un incommensurable ennui… Ce type habite votre contrée terrienne, au nord, entre les atlantes et le pacife, où votre petit peuple rue comme il peut pour se tailler une place dans le concert des nations. Contrée terrienne, peuple, nation… Je sais, voilà autant de concepts difficiles à saisir, du moins là où j’ai établi résidence. L’esprit vagabond ne s’intéresse guère à de tels notions. Mais bon… Si je veux « voir du pays », comme vous dites encore, faudra bien que je renoue avec ce système de pensée.
L’ennui, comme j’ai dit, était devenu total. Depuis des lunes… Et vous n’avez pas idée combien longtemps elles durent, nos lunes. En temps humain, chacune mesure sa petite éternité.
Quand ma décision a été prise, de nouvelles questions se sont ajoutées à la multitude. Au moins menaient-elles vers une issue. Le principal écueil auquel j’étais confronté : il n’est pas possible de simplement me poser là, au milieu d’une de vos voies publiques, ni de me matérialiser dans un salon de classe moyenne devant une famille écoutant le hockey. Votre peur de l’autre est atavique, profonde; la réaction en me découvrant serait probablement excessive. Mes observations préliminaires confirment d’ailleurs ce que théorisent en détail les encyclopédies : les terriens ne semblent pas très ouverts à l’inconnu. Je devais diminuer le risque, faire preuve de subtilité. Avant de me montrer, d’abord faire enquête, explorer, apprendre à vous connaître.
J’ai donc procédé lentement, à tâtons. Les humains sont si différents l’un de l’autre. Entre un dirigeant politique bedonnant d’avoir engraissé sa caisse occulte, une activiste pour la paix dopée d’idéal, un entrepreneur cupide, un héros sportif, une vedette populaire, un bébé naissant ou de jeunes adolescents; à qui allais-je m’adresser en premier ? Certains spécimens semblent particulièrement idiots, mais peut-être s’agit-il d’une façade, et, blottie derrière, une riche personnalité vaut la peine. D’autres font montre d’une intelligence supérieure, mais consacrent leur vie à d’abominables atrocités. Depuis mes derniers contacts avec l’humanité, il y a fort longtemps, j’ai découvert qu’une incroyable variété de spécimens avait proliféré. Magnifiques, dangereux, ordinaires, etc…
La petite théorie que j’ai échafaudée est à l’effet que si l’humanité, dans son ensemble, montre un certain équilibre, c’est au prix d’une variation infinie au sein de la population des individus. Le centre regroupe la vaste majorité des gens, pour la plupart de bonnes âmes, ouvertes et généreuses, bien que craintives et, surtout, pétries d’habitudes. Ce sont les extrêmes qui font peur. Et ces extrêmes se bousculent tout autour du centre. Il y a ceux qui cultivent la violence, le conflit, misant sur la force brute pour obtenir gain de cause. Ceux qui défendent bec et ongles leur clan, au détriment de tous les autres. « Vous êtes avec nous ou contre nous… ». Plusieurs pays sont dirigés par de tels bornés, apôtres de la propagande. À proximité, il y a ceux qui croient en cet espèce de principe unique, Dieu. Croire en lui permet toutes les licences… Comment est-il possible de prêter si grand pouvoir à une idée ! Car quiconque ouvre les yeux et scrute objectivement l’univers conclut inéluctablement que ce Dieu, qui mène par le bout du nez des milliards d’humains, n’existe tout simplement pas.
Croyez-moi, je suis bien placé pour le savoir.
En effet, lors de mon précédent passage sur terre, j’ai moi-même succombé au divin. Séduit par la foi, après quelques tentatives chrétiennes, j’ai embrassé le bouddhisme, qui, réincarnation après réincarnation, m’a mené patiemment vers le nirvana. Des siècles de travail… Et c’est là, dans cette supposée plénitude, après m’être fouillé le nombril pour appréhender le sens profond de l’existence, à la recherche de Dieu, que j’ai finalement trouvé l’ennui. L’ennui intégral… La pratique rigoureuse de Dieu m’a mené au vide.
Pourquoi donc retourner sur terre ? Une bonne bière fraîche… C’est dans un bar que je devrai réapparaître.